Le cinéma d'Ang Lee

 

 

On pourrait croire qu'il n'y a aucun rapport entre ses films. Qu'il s'agit d'un cinéaste asiatique de plus passé à Hollywood. Ou encore même que son hommage à Deauville est précoce. Rien de tout cela : Ang Lee est un des réalisateurs les plus intéressants de la décennie, mélangeant la précision du détail, la subtilité des symboles, et ses talents d'observation. En 6 films, rares sont les cinéastes qui ont construit une oeuvre si cohérente, si importante.

Son cinéma, qui se confond dans les genres (comédie, drame sentimental, drame psychologique, western...), explore toujours les mêmes thèmes, avec la même grâce. Son cinéma est un cinéma de personnages, avant tout. Il dépeint des vies complexes, des relations identifiables mais floues, des êtres souvent perdus dans leur environnement. Car au delà des caractères qu'il dessine, il y a le contexte, tout aussi important.

Ses anti-héros vivent dans une période souvent agitée, en pleine mutation, nous renvoyant ainsi l'écho de notre propre fin de siècle, dans des schémas inadaptés : que ce soit l'Amérique des sudistes, la révolution sexuelle des années 70, ou encore le carcan des traditions chinoises pour un gay new yorkais. Tous ses personnages étouffent ou recherchent une voie expiatoire.

Portraitiste, il dessine par petites touches des univers qui conduisent au bonheur ou à la tragédie. Musique, décors, reconstitutions.... tout l'inspire, et demeure harmonieux à chacun de ses films. Même sa microbiologiste de femme, spécialisée dans les régimes alimentaires et leurs effets, lui fait imaginer ses 3 premiers films dans des milieux culinaires.

Il sait, en un plan, donner de la légèreté ou de la gravité. Nous angoisser pour ce gamin qui s'amuse sur le verglas. Et quelques temps plus tard nous déchirer avec le visage de Sigourney Weaver, déconfit, défait par les abus d'alcool et de sexe, punie par son irresponsabilité. Ang Lee a la force de donner de l'humanité à chacun des rôles qu'il met en scène.

Mieux que ça, il apporte un regard totalement extérieur à cette Amérique perpétuellement en conflit -social ou politique-, à ces civilisations arrimées dans des traditions ancestrales et tuant l'amour, à ces gens qui cherchent un sens à leur vie. La cuisine, si importante dans sa filmographie, représente l'union, le bonheur, le plaisir. Un plaisir sucré salé justement.

Lui-même se révolte. C'est en tournant le très propre et très sophistiqué Raisons et sentiments, scénarisé par Emma Thompson, qu'il a envie de faire une film avec des gens aux ongles sales. Ride with the Devil fera donc écho à Jane Austen. Tout comme il y a une symétrie entre R&S et The Ice Storm. L'un expose des gens biens en apparence, mais cruels en eux-mêmes; l'autre détaille des gens qui ont le diable au corps mais aspire à une vie morale, saine, équilibrée.

"J'aime le thème de l'émancipation par soi-même," déclare-t'il. Lui-même s'émancipant à chacun de ses films : de son statut d'étudiant, puis de cinéaste immigré, et enfin de réalisateur de films d'auteur. Il pousse son défi toujours plus loin. Son dernier projet (Là encore une histoire d'un(e) outsider qui se dépasse) le fait même revenir dans son pays natal avec les deux plus grandes stars d'Asie : Michelle Yeoh et Chow Yun-fat. Trois artistes qui auront connu l'Occident.

Un Occident que Lee veut restituer d'une façon aussi nuancée que réaliste. Un Occident sauvage ou engoncé, décadent et sans repères, peuplé d'occidentaux dysfonctionnels. Il a la manière d'un archéologue, d'un anthropologue même, pour décrire ce qui l'entoure. Ses films ont ainsi toujours le bon rythme, la même efficacité redoutable. Et des comédiens hors-pairs.

Chacune de ses oeuvres se déguste avec cette sensation de miel. Et l'instant d'après, le sucre se sale, le miel devient fiel et le goût est amer. Cette "oriental touch", volontairement éclectique et nécessitant une ouverture d'esprit totale -une sagesse?- fait de son cinéma une oeuvre schizophrénique. Il ne s'agit ni d'un cinéma contemplatif et lent, symbolique ou vidéo-clip, comme le voudrait son continent d'origine. Ni de films américains, manichéens, basés sur la technique et des scripts à rebondissements. Il fait sa propre cuisine, avec cette obsession de ne jamais quitter ses acteurs, de raconter une histoire, des tranches de vie, des désirs et des mensonges; il essaie de montrer l'invisible, nos sentiments, avec sa sensibilité. sans oublier la part de noirceur, s'attaquant aussi bien au sexe et à la religion (Ice Storm) qu'au racisme et à l'esclavagisme (Ride with the devil). Pas forcément "politically correct". Mais il y a une moralité dénuée de jugement. Même ses personnages ont une dualité constante : ses premiers films narrent la vie d'orientaux vivant en Amérique, et le schisme provoqué. Les suivants suivent des gens extérieurement intégrés à leur monde, mais en totale contradiction avec lui intérieurement.

Il n'y a pas vraiment eu de rupture dans la filmographie d'Ang Lee. Il a juste des moyens, des visages différents. En surface, ses films sont radicalement variés. En profondeur, ils se ressemblent tous. Ouvert sur le monde, déraciné, il cherche à transcender sa propre condition, à l'instar des personnages qu'il filme. Il ne veut pas d'étiquette. Et refuse d'avoir des limites, des frontières. Finalement le vrai thème de cet auteur taiwannais, c'est la libération des êtres. La liberté.

 

 

 

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