Au coeur gelé de la famille
Distingué à Cannes, l'an passé, du prix du meilleur scénario, il a déjà été dit sous la plume de Jean Roy ('l'Humanité du 13 mai 1997) tout le bien que l'on pense du parcours sans faute du cinéaste taïwanais émigré aux Etats-Unis, de "Garçon d'honneur" à "Raison et sentiments". On persiste à penser qu'"Ice Storm" représente un jalon supplémentaire. Inspiré d'un roman éponyme de Rick Moody, le film démontre la capacité d'Ang Lee à capter le pays où il a choisi de vivre, sans amputer en rien sa sensibilité.
En 1973, les Etats-Unis vus de New Canaan (Connecticut) ne sont plus la nouvelle Terre promise. A la télévision, Nixon est plongé dans le Watergate. Loin, très loin, les fils envoyés par leurs pères mouraient dans les rizières. Deux générations sont aux prises, celle de parents et de leurs rejetons, les uns trop vieux pour y partir, les autres trop jeunes, soit les grands-parents et adultes d'aujourd'hui. Loin aussi du "flower power", tous sont issus de la "middle class" chère à l'imagerie d'Epinal d'outre-Atlantique, croquée en un plan ironique d'une rangée d'imperméables couleur mastic sur un quai de gare. La trame pourrait se résumer à l'ennui conjugal trompé dans la "libération sexuelle" et à l'éveil sexuel d'adolescents un peu paumés.
A cette aune-là, "Ice Storm" susciterait bien peu d'enthousiasme. Ce dernier advient par la grâce de la mise en scène d'un auteur, donc d'un artiste qui sait atteindre l'universel à partir du plus singulier, et dont le style joue de l'ancrage dans le milieu le plus américain qui soit et, par contraste, d'une écriture aux teintes culturelles asiatiques. Sur ce dernier point, le plus évident est constitué de ces fins corsets d'eau gelée en stalactites de caténaires en branches ou de la campagne du Connecticut, dont les forêts et pierrailles vous ont un égal goût d'Orient. S'ajoute la musique, signée Mychael Danna - complice du Canadien Atom Egoyan - dont les percussions et autre flûte indienne participent d'un climat étrange(r) qui s'instille au goutte à goutte. Comme rien n'est ni noir ni blanc, ces éléments visuels et sonores, en autant de notes de musique minimale qui évoluent peu à peu, n'ont de sens qu'en contrepoint du regard du cinéaste porté sur les personnages au coeur du récit. Ils pourraient même en être la métaphore, un regard empreint de nostalgie, de tendresse sur des êtres qui se débattent comme ils peuvent dans l'époque qui les a vu naître.
L'époque veut que Paul le lycéen se fasse une philosophie de la vie à partir de ses lectures des aventures illustrées des "Fantastic Four". La dinde congelée attend Thanksgiving. La télé débite ses futures séries cultes. Les "key parties" (chacune choisit au hasard la clef de voiture d'un partenaire) distraient mollement les cadres et ingénieurs de la Silicon Valley en gestation et leurs épouses. Les pasteurs se la jouent hyper-cool. On s'arrêtera là pour les notations locales. Ang Lee, par une distribution impeccable de justesse (que ce soient les adultes, interprétés par Kevin Kline, Joan Allen, Seagourney Weaver, Jamey Sheridan, ou les jeunes, Tobey Maguire, Christina Ricci, Elijah Wood et Adam Hann-Byrd), brosse une galerie de portraits tout en contradictions, failles et désirs, d'une époque qui a enfanté la nôtre. Loin de verser dans la morale, "Ice Storm" témoigne d'une poignante humanité.