Télérama

 

Article paru dans le n°2647 datant du 7 octobre 2000

 

 

Le cinéaste taïwanais réalise son rêve : un film d'arts martiaux

Ang Lee terrasse le dragon

A 46 ans, il replonge dans l'univers des romans chinois de son enfance. Et réussit, avec "Tigre et dragon", des combats chorégraphiés à couper le souffle.

C'est un rêve d'enfant. Un enfant qui a grandi avec des chevaliers errants capables de terrasser les forces du mal, démasquant les traîtres, déjouant les pièges des sorcières, pris dans des complots infernaux mais s'en sortant toujours tête haute, et prônant le dépassement de soi par la pratique des arts martiaux. Ang Lee, l'enfant de Taïwan, a 46 ans, et il avoue en souriant : "Je ne m'en suis jamais vraiment remis. Ces romans d'arts martiaux, mes parents avaient fini par m'interdire de les lire parce que cela nuisait à mon travail à l'école… J'en ai gardé une profonde nostalgie." Cette veine littéraire inépuisable, relayée par le cinéma - des dizaines de productions filmées, en particulier à Hongkong - était un peu passé de mode. Ang Lee a attendu son heure. "Depuis que je suis metteur en scène, c'était une obsession secrète : faire, un jour, mon film d'arts martiaux." Tigre et dragon, son septième film, est bien sûr un hommage. C'est aussi un projet ambitieux : "Je voulais être d'une totale fidélité aux émotions qui furent les miennes, tout en réalisant un spectacle pour le public d'aujourd'hui." Son producteur et scénariste, James Schamus, complète : "On avait en tête un film complètement ancien qui aurait l'air complètement moderne." Bien entendu, pendant des années, à Hollywood, personne n'y a cru…

Il y a six ans, à l'époque où Ang Lee découvre Crouching Tiger, hidden dragon, le roman-fleuve qui va être le déclic de ce projet, il vit à New York mais n'a jamais coupé les ponts avec son île natale. A la fin des années 70, après avoir étudié l'art dramatique à Taïwan, il avait décidé de suivre des cours de cinéma à l'université de New York. "J'avais prévu de rentrer à Taïwan, car je ne voyais pas comment, moi, chinois, j'aurais pu faire des films en Amérique." La veille de son départ, pourtant un agent le contacte après avoir vu son court métrage de fin d'étude, et le convainc de prolonger son séjour. Suivront plusieurs années de galère, jalonnées de scénarios abandonnés et de projets avortés.

Quand enfin, le vent tourne, c'est cet entre-deux où il vit qu'il imagine tout naturellement mettre en scène. Dans Pushing Hands (encore inédit en France) et Garçon d'honneur (présenté à Cannes en 1994, nominé à l'oscar du meilleur film étranger), tournés à New York, il bâtit l'histoire sur le télescopage, parfois cocasse, parfois douloureux, de deux cultures… Avec le savoureux Sucré Salé, tourné à Taipei, le cinéaste peaufine sa réputation de metteur en scène singulier et indépendant. Ses films plaisent à la critique, le box office reste modeste. C'est loin de suffire pour convaincre des financiers de se lancer dans cette " chinoiserie " à grand spectacle, située dans un XIXe siècle lointain et énigmatique…

Ang Lee oublie Tigre et dragon. Provisoirement. Le temps de réaliser Raison et sentiments, d'après Jane Austen, The Ice Storm, sur l'Amérique petite bourgeoise et faussement "libérée" des seventies, et Ride with the devil (non distribué en France), sur un épisode de la guerre de Sécession. Le lien entre ses univers si éloignés ? "La curiosité qu'ils m'inspiraient", répond le cinéaste. En tout cas, ces films qu'on retrouve sur les listes de nominations aux oscars et aux golden globes confirment, dans le métier, son savoir-faire.

Aux Etats-Unis, on le classe plutôt metteur en scène "arty". Comprendre qu'il n'est pas en piste pour les grosses productions commerciales, et que les studios ne se battent pas pour investir sur son nom. Cahin-caha, pourtant, son projet atypique est amorcé. Les droits du livre, une saga écrite dans les années 20 et qui compte des centaines et des centaines de pages, sont achetés. Deux scénaristes taïwanais se sont attelés à l'adaptation. Puis James Schamus - qui a participé à l'écriture et à la production de tous les films d'Ang Lee - entre en scène. Il est celui qui doit "établir le pont entre les deux modes de pensée". "J'avais mes idées sur la narration, explique-t-il, mais elles devaient être validées par les connaisseurs du genre." L'histoire de Li Mu Bai, Yu Shu Lien, Jen, Lo, surgis d'une autre galaxie avec des comportements codés, va bouger et bouger encore "au fil de va-et-vient incessants", raconte Schamus. Il considère avec Ang Lee que le pari sera tenu s'ils arrivent à captiver les spectateurs occidentaux sans s'aliéner le public asiatique. "Film d'aventure divertissant pour les uns, Tigre et dragon devait être vu comme un morceau du patrimoine populaire pour les autres", résume le metteur en scène. Traduction après traduction, on abandonne tel détail, on simplifie ou, au contraire, on développe, on réinjecte un peu de complexité dans le portrait de "personnages qui portent en eux une ambiguïté passionnante mais pas facile à faire passer". "J'étais très ignorant, résume James Schamus. Et c'était pire encore pour les dialogues. Je ne mesurais pas à quel point cinq mille ans de culture écrite sont profondément irréductibles à quelques sous-titres sur une image… Il y a tellement de niveaux d'interprétation dans cette langue que notre anglais, à côté, c'est du baby talk, un langage de bébé…"

Rien, de toute façon, ne peut reproduire exactement, selon Ang Lee, "la singularité du monde des wu xia, ces guerriers libres de toute attache, ces rebelles magnifiques". Pour les faire revivre, il s'est servi des clés d'un autre monde qui l'a fasciné, celui des wu xan pian, ou plus simplement films de sabre (en gros, la version asiatique de notre film de cape et d'épée) ils ont développé "un univers visuel en soi, avec ses propres lois, où tout peut arriver". Au sommet de la vague qui a déferlé de Hongkong au début des années 90, le genre était propice à toutes les audaces. Les formules ressassées jusqu'à saturation ont fini par lasser, reconnaît Ang Lee. "Mais, ajoute-t-il, au cours des vingt dernières années, des cinéastes très doués qui ne se prenaient pas pour des artistes ont réellement inventé quelque chose : l'art et la manière de créer de l'énergie à l'état brut. Le genre de film qui vous donne envie d'être réalisateur."

Il nuance aujourd'hui, après cinq mois d'un tournage épique : "C'était très amusant à concevoir, mais un cauchemar à réaliser. J'avais tout à apprendre. Et en premier lieu, la grammaire de ces scènes d'action chorégraphiées avec une précision inouïe, et qui ont représenté 80 % du temps de travail." James Schamus explique : "J'écrivais : "Alors, ils commencent à se battre." Mais ça ne voulait pas dire grand chose. Chaque combat devait être deux choses à la fois : une abstraction graphique, de l'énergie, du mouvement, et une expression des sentiments de chacun. Dans le cinéma américain, on se bat pour vaincre, pour écraser l'autre. Dans la tradition du film de sabre chinois, le combat est chargé de toute une symbolique émotionnelle…"

Pour Ang Lee, s'il y a eu "un vrai magicien" sur le tournage de Tigre et dragon, c'est Yuen Woo-ping, ancien de l'Opéra de Pékin, trente ans de gloire "locale", comme réalisateur puis, surtout, comme chorégraphe. Il a réglé les duels mirifiques de Matrix, et son nom est désormais connu de tout Hollywood. Ang Lee s'incline, salue l'artiste : "Non seulement il innove sans cesse, mais il invente les solutions aux problèmes les plus insolubles. Il maîtrise tous les aspects d'une scène, le montage, le rythme, les mouvements de caméra. Et il n'a, au bout du compte, qu'une ambition : que la scène soit belle. Tout simplement belle..." Sur ce mot là, il s'arrête. Comme s'il avait tout dit. Il a tout dit, en effet : la beauté soufflante de certaines scènes a fait l'unanimité quand le film fut projeté, hors compétition, à Cannes. Cela ressemblait vraiment à un rêve d'enfant qui devient réalité.

Jean-Claude Loiseau

 

 

 

 

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