Ciné Live

 

Article paru dans le n°39 datant d'octobre 2000

 

 

Ang Lee, un tigre dans le moteur

Les films de Ang Lee se suivent et ne se ressemblent pas. A des années-lumière de Garçon d'honneur et de Ice Storm, le cinéaste plonge au plus profond de la culture populaire chinoise, au plus loin des légendes. Un voyage vers le passé auquel ne le prédestinait ni une enfance à Taïwan, ni des études aux Etats-Unis…

 

Ciné Live : D'où vient l'inspiration de Tigre et dragon ? On a le sentiment que vous avez été sevré aux films de cape et d'épée de la Shaw Brothers. Surtout ceux de Chu Yuan, qui mettaient en scène des chevaliers errants, des complots tortueux et des tigres de jade…

Ang Lee : On ne peut rien vous cacher. J'ai grandi avec des films et des romans mêlant chevalerie et fantastique. Aussi loin que je me souvienne, j'ai adoré cette forme de divertissement. La culture populaire chinoise est belle, grande et totalement dépaysante. J'ai mis du temps, mais je suis tout de même arrivé à apporter ma contribution au genre. A l'instar des films de Chu Yuan, Tigre et dragon mêle intimement les arts martiaux et le mélodrame.

 

Ne faut-il pas cultiver la nostalgie d'une forme révolue de cinéma pour réussir un film comme Tigre et dragon ?

Sans doute. Je pense que c'est dans la nature humaine que d'être nostalgique. Je le suis, comme tout le monde. En clair, ce film s'inscrit dans la continuité de mon enfance, c'est sûr. Cela en constitue peut-être une compensation : c'est probablement pour retrouver un peu de mes jeunes années que j'ai demandé à Cheng Pei-pei, l'héroïne des Griffes de jade, en 1973, de reprendre du service !

 

Comment analysez-vous ce sentiment ?

La vie est, par définition, en constante évolution. Dans l'incertitude des lendemains, il n'y a rien sur quoi on puisse se reposer. Rien ne dure. C'est pourquoi on rêve les yeux ouverts de fixer le temps, par des images et des sons. C'est toujours agréable de revenir en arrière, de retrouver les parfums d'antan. Le cinéma permet de recréer ces sensations par l'embellissement du passé, qui sera toujours plus beau à l'écran qu'il ne l'a été dans la réalité.

 

Monter un projet aussi hors du temps, autant en rupture de la production habituelle que Tigre et dragon n'a pas du être de tout repos…

Effectivement, ce film ne s'est pas fait du jour au lendemain. Il a d'abord fallu obtenir les droits du roman de Du Lu Wang, un processus très lent. Du temps, il m'en a aussi fallu pour écrire le scénario, développer une histoire qui tienne en deux heures alors que le récit original se répand sur plusieurs centaines de pages. Je me suis investi à 100 % dans le projet. J'ai pris sur moi de chercher l'argent nécessaire au montage du projet, j'ai multiplié les contacts, j'ai fait appel aux grands studios hollywoodiens. C'était en 1997, soit quasiment deux ans avant le début du tournage.

 

Paradoxalement, Tigre et dragon est un film très ancien par l'inspiration, mais très moderne par le langage…

Quoiqu'un cinéaste fasse, il faut qu'il le fasse pour un public contemporain. Je n'ai donc jamais eu en tête de signer une bande d'aventures rétro qui reprenne le rythme et les techniques d'un film des années 60. Mais si Tigre et dragon s'adresse à un public contemporain, je crois et j'espère que c'est un film qui parle autant aux Chinois qu'aux Occidentaux. Le public chinois m'importe beaucoup, mais je ne pouvais pas ne pas prendre en compte mes spectateurs européens et américains. Pour parler à tous, je me suis donc employé à trouver des points communs entre les cultures, tout en veillant à l'intégrité de ce que je raconte à l'écran, tout en veillant aussi à ce que je montre ait un sens. J'espère que les deux publics apprécieront, chacun pour des raisons différentes. Les uns y verront avant tout un film d'arts martiaux situé à une époque reculée, les autres une mise en image de leur patrimoine…

 

Tigre et dragon possède ceci en commun avec certains de vos précédents films qu'il reconstitue une époque…

Cinéaste, je rêvais depuis toujours de mettre en scène un film touchant à l'histoire de la Chine. C'est pourquoi je tenais à Tigre et dragon plus qu'à n'importe quel autre de mes films. C'est vrai, je prends un plaisir fou à recréer des époques passées. Je l'avais déjà fait avec Ice Storm, même si ce n'est pas vraiment ce qu'on appelle un film en costume, et Ride With the Devil. Mais je ne crois pas non plus que Tigre et dragon soit une fresque historique dans la mesure où je représente une Chine un peu rêvée, coupée du monde. Dans Ride With the Devil et Ice Storm, je cherchais à me montrer le plus précis, le plus conforme à la réalité possible, historiquement parlant. Dans Tigre et dragon, disons que j'ai opté pour une stylisation poussée à l'extrême.

 

Si vous êtes chinois de souche, vous n'avez pas grandi en contact direct avec vos racines. Ce qui aurait d'ailleurs pu faire obstacle à la réussite de Tigre et dragon

Aussi fort soi-il, le sentiment d'appartenance à une culture s'est malgré tout un peu dilué en moi. Ma compréhension de la culture chinoise passe par le prisme de deux générations, elle a été véhiculée par mes parents. J'ai grandi à Taïwan et j'ai été, par conséquent, assez détaché de la culture traditionnelle chinoise. Je suis revenu sur le continent à diverses reprises, dès que les occasions se sont présentées. La fréquence, même rapprochée, des voyages ne remplace pas l'enseignement de la tradition sur le terrain. N'empêche que quelque chose de sincère me rapproche des Chinois : cette culture classique commune que sont justement ces racines. Tigre et dragon constitue un hommage à cette culture. C'est sans doute la raison pour laquelle la Chine y apparaît de manière très abstraite. C'est une approche que j'ai adoptée dès le départ. J'ai ainsi éliminé tout ce qui pouvait donner au film un aspect moderne dans ces accessoires, ses décors et costumes. Pas question, par exemple, qu'on y montre une arme à feu. Je tenais à tout prix à ce que Tigre et dragon demeure un film chinois pur et classique, se referant à la plus ancienne culture populaire, aux arts martiaux.

 

A l'opposé des films de Chu Yuan, qui sont d'un sérieux impérial, vous vous permettez quelques touches d'humour…

Evidemment, les clichés existent dans les films de sabre chinois. Vous y trouvez inévitablement des combattants spécialisés dans telle ou telle discipline, l'un maniant la masse, l'autre la hache… Là j'ai poussé leurs caractéristiques à l'extrême, jusqu'à la caricature. Les adversaires qu'affronte Ziyi Zhang dans le salon de thé tombent sous le coup de tous les stéréotypes. Même leurs noms chinois sont tellement convenus que leur traduction les rend risibles !

 

Au titre du pastiche, une autre scène est importante. Celle où Michelle Yeoh et Ziyi Zhang s'essaient à toutes les armes du répertoire des arts martiaux…

Oh oui. J'ai spécialement fait fabriquer cette espèce de lance énorme, pour laquelle je ne saurais d'ailleurs trouver un nom bien précis. Dans le script, Michelle Yeoh devait la prendre et, surprise à cause de sa masse, la reposer en riant. Cependant quand il s'agit de manier l'humour, je laisse les comédiens réagir à la situation comme ils l'entendent. Sachant cela, Michelle a considérablement enrichi le gag en s'écroulant littéralement sous son poids.

 

Mais la couleur dominante de Tigre et dragon est la tragédie. Le film possède d'ailleurs un petit côté shakespearien…

Vous le pensez vraiment ? Merci de ce grand compliment. Je trouve néanmoins que le film relève davantage de la tragédie grecque, par la psychologie des personnages surtout. Par cette idée du destin aussi, cette force qui dépasse la propre volonté des protagonistes. Mais c'est vrai, j'ai toujours pensé que le rôle tenu par Chow Yun-Fat, celui de Li Mu Bai, était un double de Hamlet. Chow et moi en avons parlé des heures au téléphone avant le tournage. A l'image de Hamlet, Li Mu Bai est un homme qui ne sait pas quoi faire précisément, qui hésite, qui tâtonne. Les deux hommes connaissent d'ailleurs le même destin. Tout cela est très noir, très maussade. Mon producteur et scénariste, James Schamus, redoutait d'ailleurs que le film soit excessivement sombre, déprimant. Il a fini par me dire : "N'oublie pas que tu réalises un pur film de genre dans la grande tradition de Drunken Master de Jackie Chan. Mais ce n'est pas non plus une raison pour en faire un Drunken Hamlet !"

 

Avez-vous conscience d'avoir réalisé une œuvre marquante, d'une vraie beauté spirituelle ?

Tigre et dragon n'est qu'un film ! Je me fais assez facilement à l'idée que les spectateurs ne retirent d'un spectacle que ce qu'ils veulent bien en retirer. Ce qui peut être autre chose que ce que je cherche moi-même à exprimer. Un film provoque des réactions tellement différentes, des opinions tellement opposées et qui n'obéissent qu'à la sensibilité de chacun ! Dans Tigre et dragon, le message ne prédomine pas. Et finalement, ce que je dis au sujet du film aujourd'hui n'importe plus vraiment. Ce qui compte, c'est ce que vous en pensez, vous, et ce qu'en pensent les autres spectateurs…

 

En tant qu'auteur, votre propre point de vue sur votre travail reste néanmoins important…

En tant que cinéaste, je prends un grand plaisir à me cacher derrière mes comédiens. Plus j'avance dans ma carrière, moins je comprends des réalisateurs comme Alfred Hitchcock ou Steven Spielberg, qui se sont toujours exposés, mis en première ligne. C'est si bon de s'effacer, de se cacher !

 

Pendant que vous tournez un film, réagissez-vous en fonction de l'attente du public ou de votre propre attente ?

Je suis entre les deux. L'attente du public n'est pas la raison majeure qui me pousse à faire tel ou tel choix. Mais il est important que le film communique avec ceux qui vont le voir. C'est une étape importante de la découverte. Le marketing l'est donc également, par voie de conséquence, c'est une réalité incontournable. Je n'éprouve aucune honte à aller dans ce sens, comme je n'éprouve aucune honte à être très à l'aise dans le divertissement. C'est quelque chose qui me vient naturellement, mais qu'il faut apprendre à maîtriser pour obtenir le film que vous avez à l'esprit. Chaque film demeure une bataille entre votre personnalité et vos ressources. Il faut faire jaillir le meilleur du matériau. Toutes les décisions que vous prenez en tant que metteur en scène révèlent autant vos prétentions artistiques que votre habileté à les concrétiser. Ce n'est pas que je décide à l'avance de tout, mais tous les matins, sur le plateau, je prends les décisions qui s'imposent. Et chacun de ces choix exprime forcément quelque chose de moi.

 

Vous êtes quasiment novice dans le genre du film de sabre. Pourtant, à l'écran, cela n'apparaît pas une seule seconde…

Comme je vous l'ai dit, je possède un imaginaire personnel lié aux combats, à leur chorégraphie. Bien que ma connaissance dans ce domaine se limite à bien peu de choses, je savais exactement ce que je voulais. Mon esprit avait dessiné chaque scène de combat. De plus, j'ai moi-même mené des recherches sur les arts martiaux, leurs origines, les différents styles… Je me suis même entraîné à quelques figures ! Au départ, j'avais la certitude que j'allais filmer des scènes totalement originales, de l'inédit dans le genre. Et, finalement, je me suis inscrit dans une tradition, tout en préservant un certain humour. Les scènes d'arts martiaux ont été un travail considérable. Sur le plateau bien sûr, mais aussi en amont. Car il fallait que je m'accorde avec Yuen Wo-ping, le spécialiste des combats qui a participé à Matrix. Bien se comprendre demande des semaines. Des mois parfois, d'autant que nous ne partageons pas systématiquement le même regard sur le cinéma.

 

La séquence dans la forêt de bambous représente un sacré défi technique…

D'autant plus que nous avons dû la tourner en deux semaines au lieu de trois, comme c'était initialement prévu ! Je n'ai certainement pas choisi la facilité en la mettant en images telle que le scénario la décrivait. Pour aller au résultat escompté, nous avons fait construire tout un petit réseau de passerelles très solides, des échafaudages, et employé une infinité de petits trucs. Ce bricolage pouvait être très dangereux car nous travaillions souvent à plusieurs mètres du sol. Nous avons donc eu beaucoup de chance que personne ne se soit blessé ou tué car, à chaque instant, le pire était envisageable !

Marc Toullec

 

 

 

 

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