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Article paru dans le n°160 datant d'octobre 2000

 

 

 

Opération Tigre & dragon

 

 

Avec Tigre et dragon, Ang Lee réalise un rêve d'enfance : faire un film d'art martiaux, auquel il a su apporter poésie et émotion… Récit d'une épopée

Par Patrick Fabre. Avec Thierry Valletoux.

"Tigre et dragon, c'est Raison et sentiments avec du kung-fu !" C'est ainsi qu'Ang Lee a vendu le projet de son nouveau long métrage, il y a trois ans, à la star féminine du cinéma d'action de Hong Kong, Michelle Yeoh (Demain ne meurt jamais). Et c'est certainement la meilleure définition que l'on puisse donner de son film.

A voir la filmographie d'Ang Lee, réalisateur taïwanais de Garçon d'honneur, mais aussi, bien sûr, de Raison et sentiments, on n'imaginait pas qu'il ait envie de mettre en scène un long métrage épique, bourré de cascades et de combats extraordinaires. Adapté d'un des cinq livres de Wang Du Lu retraçant les aventures des chevaliers Wuxia dans une Chine légendaire, Tigre et dragon a tout du film de sabre traditionnel. C'est justement ce que voulait Ang Lee : "Pour moi, ce film est la réalisation d'un vieux rêve. Ca vient de mon enfance… J'ai grandi avec ces films d'art martiaux, je continue à les regarder. Et puis, j'ai l'impression qu'on n'est pas un vrai cinéaste tant qu'on ne s'y est pas essayé !"

 

A Cannes, Tigre et Dragon reçoit une formidable ovation

Si en Asie ce genre cinématographique est une véritable institution, en Occident, il n'a pas encore dépassé le stade des aficionados. "Je crois que les films d'arts martiaux n'ont pas le respect international qu'ils méritent, dit Michelle Yeoh. Il y a déjà eu de grands films de sabre, mais il fallait un réalisateur qui soit capable de transmettre le genre aux spectateurs occidentaux. Comment vous faire accepter des personnages qui volent ou courent sur les murs ? Pour nous, c'est logique ; ces films font partie de notre culture. Mais pour vous ?"

A voir la standing ovation qui a suivi la projection du film présenté hors compétition au dernier festival de Cannes, Ang Lee a réussi son pari. Mais le challenge était difficile, il a mobilisé toute son énergie et l'a laissé exténué : "Il y a même eu des moments où j'ai cru que je ne finirais jamais ce film. La préparation et l'entraînement ont duré trois mois, et le tournage cinq ! Il m'est arrivé très souvent de travailler vingt-quatre heures d'affilée ! Pendant toute cette période, je n'ai pas eu un seul break, même de quelques heures ! Il n'y avait pas de règle sur ce tournage, contrairement à un film américain de la même importance." Pas de règle et peu de repères, le cinéaste s'attaquant au genre d'une manière toute personnelle : "Tigre et dragon est à la fois un film d'auteur dramatique et un film d'arts martiaux, et cette combinaison m'a semblé inédite."

Cela dit, Ang Lee s'est quant même entouré de pointures : Michelle Yeoh, la star du cinéma d'action de Hong Kong, et son alter ego masculin, Chow Yun-Fat (The Killer, Anna et le roi). Même si c'est avant tout pour leur talent d'interprète que le réalisateur les a engagés. "Ce n'étaient pas des rôles pour des cascadeurs, mais pour des acteurs. Les scènes de drame étaient aussi importantes que celles de combat. C'était un changement pour eux, surtout pour Michelle, qui n'a pratiquement fait que des films d'action."

Michelle Yeoh n'est pas près d'oublier le tournage de Tigre et dragon : "Une dizaine de jours après mon arrivée sur le plateau, j'ai fait une mauvaise chute en tournant la fin de la première scène de combat. Je me suis complètement déchiré les ligaments du genou. Je suis immédiatement rentrée aux Etats-Unis pour me faire opérer, en répétant : "C'est pas possible, c'est un cauchemar…" Car je savais que le processus de guérison et de rééducation serait long et pénible. Le tournage de mon combat final a été repoussé à l'extrême limite du planning, afin que j'aie trois mois pour récupérer. Trois mois pendant lesquels j'ai subi une véritable torture physique."

L'autre supplice a été chinois. Ou plutôt mandarin, langue dans laquelle sont écrits les dialogues, alors que Michelle Yeoh et Chow Yun-Fat parlent Cantonais : "Le premier jour de tournage, se souvient Chow Yun-Fat, il m'a fallu 28 prises pour dire une seule phrase ! Moi, un acteur qui a presque trente ans d'expérience !" (Rires.)

Autre homme expérimenté sur le tournage : le vénérable Yuen Wo Ping. Révélé aux occidentaux par son travail sur Matrix, il a à son actif des dizaines de films comme chorégraphe ou réalisateur. Et sur Tigre et dragon, il a fait des merveilles : "Quand un jeune chien fou comme Ang Lee rencontre un vieux sage comme Wo Ping, ça fait forcément des étincelles", s'amuse Michelle Yeoh.

 

Ang Lee pousse le chorégraphe de Matrix à se surpasser

De la rencontre entre les deux hommes va naître un feu d'artifice. Ang Lee, novice en la matière, n'a pour limites que celles de son imagination. Ce qui pousse le maître à se surpasser. "Yuen Wo Ping est le meilleur, reconnaît respectueusement le réalisateur. Il connaît tous les trucs du cinéma, la moindre des choses à faire dans les scènes de combat. Parfois, on se heurte à un mur quand il dit "ce n'est pas très beau" ou "pour faire cette scène tu vas perdre une journée". J'ai beaucoup appris de lui. J'ai dû m'adapter. Parfois, mes fantasmes, les scènes dont j'avais rêvé, ne fonctionnaient pas ou n'étaient pas très beaux ; d'autres fois, c'était trop dur à réaliser et ça n'en valait pas la peine ; mais il y a des fois où ça marchait, où mes idées l'emportaient. C'est le cas de la séquence des bambous. Personne ne l'avait faite auparavant. Wo Ping a passé plusieurs mois à tenter de me persuader de ne pas la tourner, parce qu'en fait, il ne savait pas comment la faire !" Et aujourd'hui, si les spécialistes du genre saluent la chorégraphie de Tigre et dragon comme le meilleur travail de Yuen Wo Ping, le maître n'en a pas pour autant félicité celui qui l'a motivé : "Je ne pense pas qu'il m'ait jamais complimenté, déclare Ang Lee en souriant. Mais, une fois, un de mes producteurs est venu me voir après qu'on eut tourné la course de Michelle Yeoh sur les murs, et m'a répété les mots de Wo Ping : "Comment n'y ai-je pas pensé ?" Je prends ça pour un compliment !" (Rires.)

 

La star du film est une débutante de 21 ans

L'abandon de la séquence des bambous aurait été d'autant plus regrettable que c'est en lisant cette scène que Chow Yun-Fat a décidé de s'engager pour Tigre et dragon. Un film qu'il ne devait pas faire : à l'origine c'est Jet Li, l'autre superstar du genre, qui devait jouer Li Mu Bai.

Idem pour le personnage de Jen, la jeune guerrière passionnée, finalement interprétée par Zhang Ziyi, la révélation du film, une comédienne de 21 ans qu'Ang Lee a eu du mal à trouver : "Des actrices de cet âge, ayant les capacités physiques et dramatiques requises par le rôle, il n'y en avait qu'une à ma connaissance, une Taïwanaise. Et je n'ai finalement pas pu l'engager, parce qu'elle était sous contrat pour… une douzaine de films !"

Le réalisateur part alors pour Pékin, où il rencontre des dizaines de jeunes filles, dont Zhang Ziyi : "La première audition, raconte la jeune femme, n'a duré que dix minutes. Je voulais vraiment décrocher le rôle, mais je n'ai pas obtenu tout de suite de réponse. Au bout de je ne sais combien de temps, ils m'ont demandé de faire des essais. J'y suis allée et, là non plus, je n'ai obtenu aucune réponse quant à savoir si j'avais obtenu un rôle et lequel. En fait, avant de m'appeler pour faire cet essai, ils avaient déjà quelqu'un en vue. Il faut croire que j'ai été meilleure que l'autre…" Aucune fausse modestie dans ses propos. Mais pourquoi pas : elle sait déjà que Tigre et dragon va faire d'elle une star. "Pour une nouvelle venue chinoise, il faut reconnaître qu'elle a beaucoup de charme", accorde Chow Yun-Fat du bout des lèvres.

 

Acteurs et réalisateur sont sortis épuisés du tournage

L'acteur, en revanche, est moins avare en compliments à l'égard de son réalisateur : "Ang Lee est comme un professeur, un maître. Il dirige avec beaucoup de quiétude et de précision. Il ne vous force pas à faire des choses dont vous n'avez pas envie." Et Chow Yun-Fat n'hésite pas à comparer Ang Lee à John Woo, son réalisateur de The Killer : "John et Ang sont tous les deux très timides, très introvertis. John s'intéresse davantage à la caméra. Ang, lui, est plus proche des acteurs, il utilise beaucoup le steadycam [caméra extrêmement mobile] pour les laisser jouer. C'est très agréable." Cette façon de mettre en scène, Ang Lee l'a même appliquée aux scènes d'action, ce qui a beaucoup impressionné Michelle Yeoh : "Ang aime filmer les scènes de combat avec le plus de longs plans possibles. Dans le premier combat, j'ai enchaîné jusqu'à vingt-quatre mouvements sans qu'il coupe. Se souvenir de leur enchaînement était déjà difficile, mais maintenir un tel niveau d'énergie sur d'aussi longues prises était tout simplement épuisant. Mais quel défi !" Le cinéaste, lui aussi, est sorti du tournage de Tigre et dragon épuisé. Mais plus zen aussi : "Mon rêve s'est réalisé. Je me sens plutôt serein. D'autant que, spirituellement et physiquement, j'ai beaucoup donné, beaucoup abusé sur ce film. J'ai travaillé et peaufiné chaque image. Alors je me sens en paix. Et maintenant, j'ai beaucoup de plaisir à voir le film." Comme nous.

 

 

 

 

Le coup de bambou

La séquence de combat sur les cimes d'une forêt de bambous est le point d'orgue de Tigre et dragon. Imaginée par Ang Lee et chorégraphiée par Yuen Wo Ping, elle a nécessité trois semaines de tournage, au rythme de 3 à 4 plans par jour. Les acteurs étaient suspendus par des câbles fixés à d'énormes grues, acheminées par des routes de montagnes difficiles.

 

 

 

 

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